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Chambarde

un spectacle de Nicolas Mouzet Tagawa

Chambarder : Renverser, mettre en désordre; changer entièrement la disposition d’une pièce. 

Chambardement :

Domaine concret : Action de chambarder; résultat de cette action. 

Domaine abstrait : Changement, renversement le plus souvent d’ordre social ou politique. 

Chambarde: néologisme

La recherche cheminant, le mot est apparu. Pourtant chambard existe. Celui là signifie un état de désordre et de bouleversement.

Une Chambarde désignerait – comme une charnière désigne le point de jonction et d’articulation de deux domaines ou parties- le point où le lieu  comme le sens se renversent, se désorganisent. Lieu et sens dessus dessous.

Alors, comme la Charnière s’étend par répercussion à définir la petite pièce métallique servant de jonction, ferrure de rotation composée de deux lames rectangulaire, la Chambarde s’étendrait à l’objet même par lequel le mouvement de renversement défait un ordre qui se veut établi.

En somme, le substantif déverbal (chambarde), voulant se démarquer de son cousin signifiant  un état des choses en désordre (chambard), se laisserait ici gentiment employer pour désigner le résultat d’un processus d’oscillation des espaces de sens, critique plastique de la notion d’état.

Ou bien s’agit-il simplement d’une injonction à chambarder….

Résonances 2/03/18

 

Quatre figures sortent d’un fond obscur. Elles portent une planche et longent un mur qui vient de se constituer sous nos yeux.
Quatre corps dans une action commune : un choeur.
Ils posent la planche, sur l’arête de la table à l’avant scène. Elle est en équilibre, ils la lâchent. Elle tombe au sol.

L’une va prendre des pierres. Elles sont lourdes pour elle, elle les présente à un autre qui la soulage. Il choisit une des pierres et la pose sur la planche comme cherchant la bonne position, la mesure.
On entend le minéral frotter sur le bois. Les autres l’aident. La planche balance puis se stabilise : Elle tient à présent en équilibre.

Ils repartent de là où ils sont venus.

Pendant de longs mois, à l’abri des pressions et questionnements attendus sur la convenance ou pas d’un objet que l’on pourrait nommer spectacle, et dans lequel on pourrait enfin s’entre-reconnaître, nous avons occupé un atelier, lieu de répétitions ou laboratoire d’expériences ou appelons le comme on le voudra.
Camarades d’école, compères de beuveries, écrivains, peintres, poètes, ouvriers en bas de chez nous. L’épileptique Dostoïevski, le traité de perspective d’Alberti, l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, les traversées du théâtre du Radeau…Nous étions nombreux, présents ou fantasmés, amitiés assumées ou cachées, dans le panier d’une démarche, appelons là comme ça, qui au fil d’une patiente pratique à vu émerger une question :

De quel équilibre le commun est-il capable ?

De là, formuler, s’obstiner à reformuler encore et encore ce qui ne peut pas se divulguer comme sujet. Non par soucis du mystère ou autre hermétisme nébuleux mais par conviction, ou du moins croyance, que se qui se cherche là ce n’est pas l’aboutissement d’un propos tenu qui disséminerait ses clefs de lecture par ci par là comme un petit poucet ses cailloux, mais bien le devenir du sens lui même. Ce en quoi le présent perçu, déjà mémoire et pas encore passé, devient non pas le medium mais l’essence même de l’expérience partagée.

Expérience, ex-periris, traversée d’un péril. Partir donc à l’aventure, à l’abordage ou à l’aveugle du sens que l’on n’atteindra jamais, sans se priver du zèle de résistance qui nous indique l’emprunt du chemin le plus long et le plus retord.

Chambarde ça pourrait être ça.
 Ce cheminement de la pensée et du corps où vivants et morts sur un même plan (d’immanence) ne dressent pas le fil d’une actualité que nous déplorons chaque jour un peu plus, mais actualisent une mémoire commune comme on dresse une barricade face à la monarchie du signifiant conventionnel, comme on improvise un bidonville contre l’hiver glacial du réel.

-Une fuite ?


-Tu dis ?


-Je dis, tu fuis ?


-Chiche! « Ceux qui n’ont pas d’imaginaire se réfugient dans le réel ».

Ce qui fuit, ce sont les lignes qui s’ouvrent devant nous, bégayantes, et qui justement tentent bon gré mal gré de reformuler la carte des territoires où les appels, les insurrections et les désirs pourront reprendre corps.
Lise qui crie à Aliocha Karamazov son impétueux désir de déchirer l’ordre établi, la plainte de Juliette à Roméo, révolte lumineuse et charnelle face à l’abstraction du langage, cet insécable arbitraire du signe.

Le chant d’appel à celui qui nous réconciliera de ce pauvre Hölderlin …

Au fond, il s’agit d’erreurs ou d’impulsions du passé qui croisent plus ou moins heureusement notre présent. Poèmes ou proses, plaintes qui convoquent les forces antagonistes en présence dans l’espoir d’une harmonie, d’un équilibre donc…
Mais c’est à entendre bataille dont la victoire ne sera jamais acquise. De là où nous sommes, de l’espace dit plateau de théâtre, les éléments ou acteurs en présences en livrent peut-être un simulacre, un jeu d’enfants-amis sur fond de tumultes et vacarmes de l’histoire.

Comme on improviserait un feu un dimanche de février, sur une froide plage de la mer du nord au bord d’une route embouteillée.
 Mettre son plus beau costume, s’y attrouper, et chanter de nos jeunes voix des ritournelles en canon.

Ostende, le 2 mars 2018, Nicolas Mouzet Tagawa.

Entretien 27/10/17

Nous avions parlé précédemment de l’importance de l’espace dans la construction de ton travail et de la possibilité de trouver un moyen de communication qui passe non pas par la parole mais par la spatialisation. Est-ce que tu peux en dire un peu plus ? 

Effectivement, on avait parlé de ça parce qu’à la base de mon travail artistique, il y a mon expérience comme éducateur avec des enfants autistes, et la prise de conscience à travers eux que la communication peut être spatialisée là où elle ne peut être verbalisée.  Sur Chambarde, et de manière générale dans la recherche que nous menons depuis quelques années, l’espace est entendu comme un dispositif de spatialisation global et pas seulement au sens de scénographie ou décor. Le son notamment, avec le travail de Matthieu Ferry, est élaboré comme un dispositif de spatialisation très dense. L’espace, ce peut être ce qu’il y a au-dessus de nos têtes, mais aussi l’espace entre une chose et une autre. Parler d’espace est certainement pour moi la façon la plus juste de parler de théâtre. Le théâtre, c’est quand il y a de l’entre, quand quelque chose passe, se passe entre deux personnes, deux corps.

L’équilibre est le point de départ de Chambarde. Il est question d’y interroger et chercher la jonction, la bascule, l’équilibre entre l’ordre et le désordre, l’état et le devenir. Comment cela se construit dans ton travail ?

Qu’est-ce que c’est qu’un «point de départ» ? Ici, ce que tu appelles le point de départ, est arrivé après que le travail ait commencé, parce qu’il a commencé dans l’abstraction, dans le général. Mais effectivement, on peut considérer que le point d’ancrage du spectacle est devenu cette question de l’équilibre, et plus profondément de la tentative commune de trouver le ou les le points d’équilibre entre des antagonismes  dont l’opposition peut être féconde. Autour de ça, un nombre incalculable de choses se tissent. Des références multiples se développent en se répondant les unes aux autres. On exploite alors tout ce qui nous y renvoie. Qu’est-ce qu’une scène qui fait partie de l’imaginaire commun, comme celle de Roméo et Juliette au balcon par exemple, dit de cette question-là ? On la lit sous cet angle, sous cette lumière spécifique, on la sort de son contexte et on y donne à entendre ce que la scène rencontre de cette problématique : une adolescente s’y insurge du manque d’équité entre l’abstraction des mots et la concrétude des corps.

Comment cela prend forme sur le plateau ?  Que s’y passe-t-il ? 

Le plateau est conçu comme une sorte de champ de bataille où collaborent, se meuvent et s’affrontent différentes formes d’expression (poésie, pensée, philosophie, peinture, musique).

Ce qu’on appelle la forme est exactement l’entrecroisement de ces différents champs sans présupposer de hiérarchie entre eux. Très concrètement, des hommes se regroupent et cherchent avec une pierre à trouver le point juste pour qu’une planche tienne en équilibre sur l’arrête d’une table. Ils y arrivent.

Ensuite, à l’image des références multiples dont je te parlais, les choses se développent par digression. On passe à un poème qui se situe au point d’articulation de deux siècles et on se demande si on a le dos tourné au passé ou si on le regarde ? De ce poème d’Ossip Mandelstam ont ensuite surgi d’autres références: Dostoïevski, Dante… Il y a aussi des références visuelles à l’histoire de l’art, du Baroque à la Renaissance, ni de manière chronologique, ni non plus dans un mouvement antichronologique. Cette façon de travailler, de relier les unes aux autres des références dont les accointances ne sont pas forcément évidentes avant qu’elles ne soient mises en parallèle ou en présence, a peut-être quelque chose à voir avec l’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg.

Je ne connais pas Aby Warburg et son atlas mnémosyne. De quoi s’agit-il ? 

C’est un historien de l’art (13 juin 1866-26 Octobre 1929) qui possédait une immense bibliothèque, et qui a élaboré au début du 20e siècle un atlas visant à briser la chronologie en faisant communiquer des réseaux de choses et d’éléments qui avant ça n’avaient pas de résonance entre eux, ou qui du moins n’étaient pas évidentes. Pour ce faire, il collait des images  sur de grandes planches, sans légende. Disons pour simplifier qu’il voulait  les faire  résonner, et montrer ainsi des similitudes entre elles qui n’avaient jamais été perçues afin d’établir des réseaux de relations insoupçonnés entre des catégories dîtes inconciliables. Par exemple, une représentation du ciel et de ses constellations tel qu’il était dessiné au 17e siècle + l’arbre généalogique de la famille de Médicis à la Renaissance(les banquier qui finançaient l’art) + une carte des routes migratoires. Il abordait l’histoire de manière intempestive, fragmentaire,comme une forme anachronique.  Non pas un enchaînement causal d’action mais un réseau de sens ou de non sens.

(Leila Di Gregorio) C’est ce même mouvement qui a lieu sur scène : on pense par digression, on se balade de la littérature à la peinture en passant par l’analyse. On s’autorise à mettre en dialogue des emprunts et à se laisser emporter par leurs échos. C’est proche de la navigation sur internet: tu ouvres une fenêtre puis une idée t’emmène vers une autre. C’est à la fois notre méthode de travail et l’objet-même du spectacle, de rendre compte d’une forme de vivacité de pensée en mouvement, de pensée en acte.

Nicolas, tu parles souvent en « on », et depuis qu’on travaille ensemble sur Chambarde, Leïla est présente presque à chaque fois. Comment se déroule ton travail avec ton équipe ? Comment choisis-tu les personnes avec qui tu collabores et qu’apportent-ils au travail ?

Une équipe c’est avant tout des rencontres. Avoir envie de travailler avec un acteur (et acteurs sont tout les collaborateurs qui participent au projet), c’est autre chose que se demander s’il est bon ou pas. Ce qu’on appelle jouer est à la fois pris dans le sens le plus classique du terme, et à d’autres endroits c’est « juste » déplacer une planche en bois sur le plateau, ou taper sur un bout de ferraille. Les comédiens avec lesquels je travaille le comprennent. Je ne rassemble pas des gens autour d’un projet déjà construit, mais ce sont des personnes qui nourrissent le projet par leurs corps, par leurs désirs. La temporalité de la recherche est particulière, puisque nous avons à disposition un atelier au sens plastique, comme on le dit d’un peintre ou d’un sculpteur . Cette configuration pratique assure une continuité du processus et la pérennité de l’équipe. L’espace et également le cadre de production mis en place avec Little Big Horn sur le long terme assurent de pouvoir rendre concret, possible, ce processus de création.

Je dirais qu’au sein même du travail, il y a une amitié entre les éléments qui se crée : entre les personnes, les voix, les textes, les sons, les gestes, les musiques, les costumes– les divers éléments se contraignent ou se répondent et une intimité forte se crée. Ça revient à ce qu’on disait : notre façon de travailler est peut-être finalement l’objet-même du spectacle.

Et comment le public est-il intégré dans le processus ? Comment se pose la question de la représentation et de sa réception ? Lors de notre dernière conversation à ce sujet, tu parlais de l’importance de la possibilité d’une perception très sensitive du spectacle. L’idée était qu’il soit tout à fait possible d’appréhender le spectacle sans aucun bagage culturel ou prérequis, malgré le foisonnement de références et de concepts qui le nourrissent. Est-ce que cette envie se concrétise ? 

C’est difficile pour moi de répondre à cette question alors que nous sommes encore en cours de répétition. C’est ce que je souhaite, oui, mais finalement pour le moment il y a plus de texte sur scène que ce que j’avais en tête. Et plus on parle , moins c’est facile pour le public de percevoir via les sens, parce qu’on induit chez lui un mode de réception qui passe par les mots, par le rationnel. On doit maintenant chercher à affiner une relation équitable, entre compréhension et perception. Il s’agit peut-être de  démocratiser le rapport à l’entendement.

(Leïla : ) Un peu comme les images de l’atlas qui se serrent la main entre elles ou l’amitié entre les différents éléments qui construisent le spectacle, nous pensons l’arrivée du spectateur comme un élargissement de ce processus.

C’est une belle façon de terminer cette discussion parce que ça renvoie à une phrase que Nicolas a prononcée au début de cet entretien au sujet de l’espace : «  Le théâtre, c’est quand quelque chose se passe entre quelqu’un et quelqu’un ». Tout est définitivement histoire de correspondances et de main tendues. Merci beaucoup à tous les deux pour cet entretien. 

Entretien avec Nicolas Mouzet Tagawa et Leïla Di Gregorio
Propos recueillis par Juliette Mogenet le 26 octobre 2017 pour le Théâtre les Tanneurs

Bibliographie

Les Frères Karamazov
FIODOR DOSTOÏEVSKI

L’Idiot
FIODOR DOSTOÏEVSKI

La Mélancolie de la Résistance
LASZLO KRASZNAHORKAI

La Rose de Personne
PAUL CELAN

La mort d’Empedocle
FRIEDRICH HÖlDERLIN

Fête de Paix
FRIEDRICH HÖlDERLIN

Journal
FRANZ KAFKA

La survivance des lucioles
GEORGE DIDI HUBERMAN

Expérience et pauvreté
WALTER BENJAMIN

Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages
WALTER BENJAMIN

Oeuvres complètes
FERNAND DELIGNY

L’Atlas mnemosyne
ABY WARBURG

Contre tout espoir
NADEJDA MANDELSTAM

Entretien sur Dante
OSSIP MANDELSTAM

Tristia et autres poèmes
OSSIP MANDELSTAMO