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Entretien

Quand on dit de Nicolas Mouzet Tagawa qu’il « fait » du théâtre, le verbe n’a sans doute jamais aussi bien porté son sens. Avec ses interprètes et son équipe technique, le metteur en scène fore, découpe, visse, explore et cisèle des spectacles qui mêlent construction physique et enjeux métaphoriques. Le décor y devient un interlocuteur à part entière.

Dans Chambarde, nommé comme « Meilleure Création artistique et technique » aux Prix Maeterlinck en 2017, les mots de Dostoïevski, Shakespeare ou Pirandello résonnaient dans un espace où la vue comptait autant que l’ouïe : modulable, malléable et mystérieux, un espace fait de panneaux coulissants et de lumières entêtantes créait un spectacle à recevoir par tous les sens.

Avec Le Site, Nicolas Mouzet Tagawa pousse encore plus loin sa passion pour l’espace : il a vu comme en songe, à travers une nouvelle qu’il a écrite d’un jet, un lieu où tous les mondes seraient possibles – et leurs envers. Ce lieu, il l’a ensuite matérialisé avec son équipe, au fil d’un long travail de recherche. Aujourd’hui, Le Site a sa vie propre : avec ses murs qui bougent et son plafond qui s’envole, il se construit à vue et se module à l’infini, créant des perspectives trompeuses, offrant des points de vue imprenables sur la nature humaine.

Où sommes-nous ? Qui joue avec qui ? Est-ce « le site » qui dicte ses règles aux actrices et acteurs qui l’habitent ? Aminata Abdoulaye Hama, Julien Geffroy, Jean-Baptiste Polge et Claire Rappin seront nos explorateurs, au sein d’un jeu « dont les règles s’inventent en jouant ».

Un « mécano » ludique et poétique, où l’on devrait reconnaître le mystère et le hasard qui fondent notre condition humaine.

Laurent Ancion Depuis tes études à l’INSAS, tes spectacles explorent d’autres chemins de communication. De 2000 à 2006, tu travaillé comme éducateur à Marseille, ta ville natale, avec des enfants diagnostiqués autistes ou dits « inadaptés ». Est-ce que cette vie « avant le théâtre » a influencé tes créations, basées sur d’autres canaux de perception ?

Nicolas Mouzet Tagawa Certainement. Je ne m’en suis pas immédiatement rendu compte au début de mon travail théâtral, mais il m’est arrivé une expérience qui a des résonances évidentes aujourd’hui dans mes créations.
Quand j’ai commencé mon boulot d’éducateur, j’avais 17 ans, peu d’expérience de vie, je ne pensais pas encore au théâtre. Je crois même que je n’étais jamais entré dans une salle. J’ai grandi dans les quartiers nord à Marseille – ce qu’on qualifie de « banlieues ». J’étais dans d’autres choses, des bêtises parfois, rien de grave, mais pas de théâtre. Un jour donc, alors que je travaille avec un gamin dit autiste, je n’arrive pas à communiquer avec lui. Rien ne se passe. On ne parvient pas à reconnaître nos signes. Mon boulot, c’était de les accompagner entre l’école et leurs institutions. Il fallait donc qu’on se comprenne : « sortir », « entrer », « partir ». Mais nous n’avions pas les verbes utiles. Dans la fatigue et le désespoir, je monte alors dans le vieux grenier de l’école, sans doute pour fumer une clope, et je trouve un ancien châssis de fenêtre.
Je décide alors de mettre un peu de « ludicité » dans le lien avec l’enfant. Je redescends et place ce châssis entre lui et moi, sans trop y croire. Et il se fait qu’on a pu commencer à s’indiquer des choses, à jouer. Peu à peu, on a communiqué : être dedans, dehors.
Et plus tard, avec un langage théâtral, j’ai renommé cela « performer ». C’est à la fois le premier geste théâtral dans ma vie, et quelque chose qui revient constamment dans mon travail. Il s’agissait simplement de « vivre un objet » au présent, comme vecteur de sens et de lien.

LA Cette expérience sensible semble s’incarner dans tes spectacles. On en retrouve une démonstration éclatante avec Le site : c’est du lieu même et de sa forme changeante que naissent les relations entre les personnages. Comment t’est venue cette idée ?

NMT L’idée a surgi tout de suite après les représentations de Chambarde , en 2017. Pendant deux semaines, nous avons mené une résidence avec l’équipe : quels étaient les retours ? Quelle expérience en tirions-nous ? Même s’il se ressentait avec d’autres sens, Chambarde était un réceptacle de références littéraires. Et peut-être que la littérature y faisait trop office de figure d’autorité. J’étais très heureux d’avoir traversé cette expérience, mais je souhaitais que le sens vienne davantage de « l’intérieur », c’est-à-dire de l’acte théâtral lui-même.
C’est alors que nous avons lu Faire , un livre où l’anthropologue Tim Ingold définit deux manières de réaliser un objet : soit comme une idée que l’on matérialise, soit comme un processus de croissance qui permet de grandir avec la matière. J’ai eu envie d’explorer la deuxième manière : pouvions-nous imaginer un espace théâtral qui soit le sujet même du spectacle ?
Le « site », en tant que lieu, est né de là. Il est le contenant autant que le contenu. Il est le personnage central de notre spectacle.

LA Tu aussi écrit une courte nouvelle, un jour d’intuition. Son début est presque une description du spectacle : « On dit : le site se compose d’un nombre défini de paro qui, assemblées, forment des sortes de pièces, galeries ou couloirs qui semblent infin. » On dirait que tu décr la (future) scénographie du spectacle !

NMT Oui, tout a surgi d’un coup ! Écrire n’est pas facile pour moi. Je crains toujours de figer les choses que je veux dire. Et là, par la description du « site », tout devenait possible. Un intérieur aux parois mouvantes, sans cesse réorganisées, dont on ne peut connaître les propriétés qu’en l’expérimentant. Je me suis rendu compte qu’en fabriquant des espaces très simples, on peut créer des relations très complexes. On dit souvent que l’espace, c’est de la pensée. Je me suis demandé ce que cela donnerait si la pensée devenait de l’espace.

LA Le nom de cet espace est incroyablement neutre : Le site . On pense à « site en construction », « site des opérations », etc. : un nom froid, presque clinique. Le titre lui-même vient-il des premiers mots de ta courte nouvelle ?

NMT Oui, tout simplement. « Le site se compose d’un nombre défini de parois… » Je voulais un nom fondamentalement neutre, qui n’engage à rien. Au début, c’était même un titre provisoire. Quand on me demandait sur quoi je travaillais, je répondais : « Sur le site »… Peu à peu, avec l’équipe de création, ce nom un peu générique est devenu comme un pays que nous explorons.
On ne parle pas de « spectacle ». On parle « du site ». Le site est devenu l’objet de la recherche. À chaque proposition des acteurs et actrices, il se modifie. Notre travail a effectivement consisté à découvrir ses propriétés infinies.
Le « site », un nom froid au départ, est à présent devenu une entité en tant que telle. Le site est à la fois le sujet et l’objet : un objet de rencontres, de spectacle et d’écriture.

LA Que raconte Le Site ? On pressent l’infinité des métaphores, y compris celle de la condition humaine, comme une poussière dans un univers en expansion…

NMT En effet, au départ, sur le plateau, il n’y a rien !
Peu à peu, des panneaux, comme doués d’une vie propre, s’animent et dialoguent, jusqu’à former un lieu… La présence humaine n’y est d’abord que couleurs, puis peu à peu, on voit apparaître un bras, une tête, le tout devenant corps. Des figures humaines surgissent. L’histoire qui se forme est somme toute assez simple : un espace se crée, puis des personnes veulent y entrer. Une fois qu’elles y sont, elles se demandent comment y vivre.
C’est donc l’histoire d’un groupe qui s’organise. Quand l’un parvient à entrer, il semble regarder de haut ceux qui sont restés dehors. Selon qui il est, chacun y verra une signification différente. Ce « site » a des capacités métaphoriques mystérieuses. À partir de ses coordonnées propres, il nous a toujours posé des questions immenses.

LA Outre les résonances philosophiques, il semble y avoir une évidente dimension ludique dans votre aventure ?

NMT Oui, c’est très important ! Le jeu est même la matière première. C’est comme si on avait créé un mécano ou un rubik’s cube géant. On invente, on joue. Et si on parle, on ne fait que décrire ce que l’on voit. De ce réalisme un peu absurde, un peu « beckettien », naît une certaine drôlerie, je l’espère. Les interprètes sont un peu clowns, un peu philosophes, un peu géomètres, un peu perdus… C’est comme une promenade au sein d’un doute entre une expérience sensible et des lois rationnelles.
J’aime l’idée de jeu dans sa double fonction : jouer comme des enfants, mais aussi jouer à découvrir les règles. « Le site » est une invitation faite au public d’entrer en connivence avec cette exploration. C’est peut-être ça, le théâtre : s’assurer d’une solidarité entre l’observateur et l’observé… Le « site » continue à nous étonner nous-mêmes. Et peut-être qu’à la n, le jour de la première, on n’aura pas ni d’en explorer tous les recoins !

 

Entretien réalisé par Laurent Ancion pour le Journal du Théâtre Océan Nord n° 89,

novembre 2022